GRAND MAGASIN : MODE D’EMPLOI
Avertissement
Depuis 1982, la compagnie Grand Magasin propose, à travers une suite de spectacles expérimentaux et ludiques, une forme de philosophie en actes mettant en jeu une intelligence du corps autant que de l’esprit. Un catalogue de réflexions, gestes et actions programmatiques qui défient les conditions spatio-temporelles de la scène, s’attachant à prouver en actes que la danse, discipline dont ils se revendiquent, est bien “cosa mentale”.
1 Configuration minimale nécessaire
– Trois auteurs-performers : Pascale Murtin & François Hiffler (canal historique), Bettina Atala (en série sur toutes les versions depuis 2000)
– Objets (plutôt colorés : bouteilles plastiques, jerrycans, plante verte, échelle, extincteurs…) comme instruments de démonstration
– Synthétiseur bon marché, avec rythmes et mélodies préenregistrés, pour intermèdes chantés et chorégraphiés
– Une ou plusieurs questions paradoxales, problématiques et néanmoins essentielles
En option : films & diapositives (interludes projetés), interprètes invités (individus plus ou moins anonymes venus soutenir l’investigation).
2 Contenu général
Thèmes abordés :
– Mise en abyme / tautologie des situations sur la scène
– L’espace et le temps (compression & extension du spectacle / l’avant, l’après, la scène et l’ailleurs)
– La vérité (dans ce qu’on voit ou dans ce qu’on dit ou entre les deux ?)
– Le regard (du sujet acteur ou spectateur : toujours unique !)
– Le choix (vertigineuse et décisive responsabilité de chaque mouvement à chaque instant…)
– Le langage (dans son incapacité fondamentale à transcrire les idées et la réalité)
– Le langage (dans sa capacité fondamentale à susciter les idées et fonder la réalité)
– La présence & l’absence (existentialisme tragique du comédien sur la scène)
3 Fonctionnement de base
– Abstraction / Figuration : chez les Grand Magasin l’universalité des questionnements, leur simplicité et la clarté de leur énonciation provoquent un miracle inattendu. Celui de la pensée formalisée, s’incarnant en direct sur la scène. Improbable magie d’une grammaire de l’évidence. Troublant.
– Humour : ingrédient essentiel de tous les spectacles des GM. L’hilarité est suscitée par une implacable logique métaphysique soumise aux lois physiques et poussée jusqu’à l’absurde. Le tout avec un sérieux distancié et mécanique. Désopilant.
– Jeu : chez les GM, les protocoles de travail prennent une forme ludique plus que didactique. Mais si l’on joue toujours, ce n’est jamais la comédie. Les interprètes, les actions et objets ne représentent qu’eux-mêmes.
– Interaction : le public est associé aux expériences du trio, non de manière participative, mais dans une adresse directe à son intelligence et son statut d’observateur, composante essentielle du pacte théâtral.
– Détermination : ingénieurs de la scène, les GM font preuve d’une volonté sans faille et d’une insatiable curiosité dans l’exploration physico-intellectuelle de l’univers. Créant leurs propres outils d’analyse et de modélisation, ils revendiquent une réappropriation enthousiaste et obstinée de toute les compétences nécessaires à leur fin (penser, chanter, danser, filmer), sans aucune expertise.
– Chorégraphie : généalogiquement, les spectacles des GM relèvent bien de la danse. Mouvements
de corps et d’objets dans l’espace, gestes de la pensée prétextes à de véritables chorégraphies spatiales. Joignant le geste à la parole, la danse à la théorie, les GM opèrent un transfert : les jeux de l’esprit et du langage en jeux de corps; et la physique est bien la reine des sciences.
4 Fonctionnement avancé
– Voyez-vous ce que je vois ? Au cours de cette conférence illustrée, les GM rendront compte d’une énigme esthétique fondamentale : comment plusieurs énoncés paradoxaux peuvent décrire une même situation et des situations contradictoires correspondre à un même énoncé ? C’est que le sens des mots varie immanquablement selon le locuteur. Constatant que « Je ne saurai jamais ce que tes yeux voient, ni ce que tu entends quand tu entends ma voix », ils en profiteront pour évoquer, avec pudeur mais non sans émotion, la question d’une subjectivité radicale de chaque regard, qui interdit toute certitude concernant le partage du sensible.
– 5e Forum International du Cinéma d’Entreprise : dans un approfondissement des thèmes de la conférence susmentionnée, le dernier spectacle des GM éprouve le chaos provoqué par le télescopage d’énoncés contradicoires décrivant une action à venir et constate la vertu astringente des acronymes, le tout entrecoupé de diverses expériences de transferts télépathiques et physiques. Une vertigineuse expérience des possibilités infinies offertes par le temps et l’espace, le désir et la raison, mâtinée d’un permanent et redoutable suspens…
5 Précautions d’emploi
Attention : ces spectacles peuvent provoquer momentanément des troubles de la perception, semblant relever d’un illusionnisme saisissant, quoique sans trucage. Proposant au spectateur un éclairage divergent sur le réel, ils jouent son incrédulité contre son abandon à la sensation.
En l’absence assumée de toute virtuosité technique (danse, chant, musique, dramaturgie) les GM s’imposent une mise en danger pouvant amener à une certaine maladresse, frisant possiblement le ratage ou l’accident. Mais ces acrobaties du corps et de l’esprit participent aussi d’une certaine grâce : celle de l’expérimentation en actes des miracles ordinaires.
6 Conclusion
Proposant à chaque création une nouvelle investigation artistique et intellectuelle, les GM nous invitent à un nouveau regard sur la scène en concentrant notre attention sur la réalité “de ce qui est là”. Avec une salutaire et désopilante distance critique, cet exercice de music-hall physique et cérébral réveille nos consciences de spectateurs trop souvent épuisées par les lois narratives du théâtre, et réconcilie dans la jubilation la rigueur philosophique, l’idéal positiviste scientifique et la poésie des évidences.
Bon spectacle.
Guillaume Désanges
janvier 2005